paysannes Paysannes [Carnets de rencontres] avec des femmes engagées

Préface de Coline SERREAU

Éditeur : La Boîte à Bulles – Collection : [Les carnets] de la BàB
Les Carnettistes Tribulants ont été contactés par le CIVAM afin de mener à bien ce projet. Atteint par la passion du voyage, ce collectif rassemble depuis 2003 des artistes de professions et lieux d’habitation variés. Comme leur nom l’indique, ils conçoivent des carnets de voyage.

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© Christelle Guénot

Chez Sophie Persehais – BAULON (près de Rennes) fin octobre 2011

Une estafette jaune canari nous conduit  du village à la yourte, tanière personnelle et bien aménagée de notre hôtesse qu’elle nous prête pour les trois nuitées.

Sophie, la conductrice, notre contact et accueillante, est directe et sans artifice, son beau visage solide, régulier et sa blondeur évoque les affiches de propagande soviétiques. Elle me plait d’emblée. Sa  mère, accoutumée aux nombreuses visites que sa fille attire dans leur ferme, bavarde avec plaisir en nous servant soupe et ragoût. Son père, homme sage plutôt « taiseux »,  a le sourire entendu du trappeur (celui qui pose un piège sans qu’on l’entende). Loin de nous maintenant l’agitation à midi de la Gare Montparnasse, nous voilà installées moi et ma fille de 8 ans, dans la vie de Sophie Persehais, à Baulon près de Rennes, au sein de l’exploitation familiale.

MERCREDI

Après une nuit  à écouter le déluge du ciel s’abattre sur les bâches de protection de la yourte, à méditer sur le lieu à l’odeur tenace du poêle à mazout et à la décoration étrange (où se côtoient tissus africains, souvenirs d’un stage au Burkina Faso et tissus manouches et tissus anciens), et sur l’apaisement que suscite une habitation ronde ouverte sur les cieux, à songer à mes tiraillements de mon origine mi-oiseau des villes et mi-oiseau des champs, à converser aussi avec les mulots qui gratouillent le feutre des cloisons, l’aube arrive enfin avec le lait  frais de la première traite et ses tisanes d’appoint…

Bottes au pied, nous rejoignons courageusement Sophie la passionnée et ses deux assistantes stagiaires à la serre qu’elle appelle « tunnel »… Toutes trois y ont attaqué une course contre les premiers frimas annoncés pour ce week-end : dernières récoltes d’herbes (basilic sacré de Thaïlande, basilic grand vert et verveine citronnelle), toute la culture maraîchère (citrouilles, courges, etc.…),  et protection des plants à la paille. Zoé ma fille prête main-forte et moi, je suis l’activité à ma façon, armée de mes crayons…

Les opérations vont se succéder sur des outillages traditionnels de début de siècle : tarare pour le tri (« mondage » des plantes) de la verveine, menthe, mélisse, basilic, agastache, puis hache paille pour couper les plantes, les tamis pour trier le thym, le romarin, la sarriette et l’hysope.

Dans la serre voisine, atmosphère virile et sereine : Ben, l’amoureux de Sophie et leur stagiaire Corentin chantent sur Fip en couvrant d’un film bulles ultra résistant une immense surface au sein de la serre. C’est à la fois délicat et très physique car le film est glissé à bout de bras dans la structure métallique… En une journée, les  jeunes pousses de plantes grasses et cactus baignent dans une douce chaleur comme en couveuse, et vont pouvoir hiberner… « En mars, disent-ils, s’il fait 20° dehors il peut faire 38° dans la serre, et avec l’ajout de cette protection supplémentaire, il fera 45° chez les cactées !»

Dans cette immense serre que j’arpente pour le plaisir des couleurs, en me régalant des changements de rythme entre recoins et espaces vastes, entre des installations au sol, en tables comme en boutique, ou en perspectives et volumes, Sophie et Ben depuis leur rencontre ont rassemblé plus de 400 espèces… Tout cela forme un lieu chaleureux où la lumière est très douce. Il fait bon d’aillleurs s’y poser aussi au centre avec les stagiaires et des tisanes, pour  effeuiller et trier les herbes à l’ancienne, en cercle autour d’une grande nappe… L’ensachettage se fait  par contre dans une toute petite chambre de la ferme, où sont stockés les gros sacs papiers des différentes récoltes. Concentration d’odeurs à humer qui font des fins de journée de Sophie des moments de délices…

Sophie me développe les projets à venir. Au-delà de ces deux serres va être construite un grand espace à la fois professionnel et habitation, qui permettra de rassembler tout l’outillage actuellement disséminé dans la ferme et parfois aussi très difficile d’accès. Dans ce bâtiment sont prévus 250 m de séchage (à l’ancienne, étalement en fine couche au sol) à l’étage, en bas une salle de 50 m2 pour ranger le matériel (tamis, panier, brouette… et trier les plantes (tarare et hache paille), une douche et wc pour les stagiaires, une salle de stockage de 25 m2, une salle d’ensachage et de vente de 25 m2, une partie habitable de 150 m2, les fondations auront lieu en avril, le bâtiment sera posé en juin et ils aménageront tout l’intérieur durant l’été et sûrement jusqu’à l’hiver prochain.

Ils parlent de garder la yourte comme une installation pour le public installée dans cette zone et adaptée en un lieu d’accueil et de repos, à la fois bibliothèque de documentations et buvette de tisanes…
Le soir, Sophie et Ben – après un repas savoureux concocté par Ben – dévoilent les plans de la construction… Puis à l’heure de la dernière tisane, Sophie confie son impatience et m’exhorte à investir moi-même dans l’acquisition d’un atelier… « Il faut investir pour simplifier et épanouir la vie  professionnelle… ».
Elle vise surtout l’équilibre temps de travail et rémunération, se rapprocher du quotidien des français, « ne plus toujours trimer dix heures par jour sept jours sur sept » ; cela va passer par un peu plus de mécanisation, dans l’immédiat acheter un « sasseur » pour trier les plantes, et par la possibilité d’embaucher ponctuellement du renfort. Elle dispose du label agriculture biologique depuis 2009 ; elle se forme mais pas assez par manque de temps à l’agriculture biodynamique, surtout pour le plaisir d’apprendre… (« Apprendre «  et « plaisir » sont des mots qui reviennent sans cesse dans sa bouche.)

Le second soir, travail administratif à l’écran et sur des livres de comptabilité et prospection, enchaîné sur de l’ensachage mais je retourne à la yourte veiller ma fille ensommeillée et croquer l’atmosphère fascinante… Je m’endors finalement après avoir lu « Le livre des bonnes herbes de Pierre Lieutaghi » et une BD d’autofiction en appréciant les choix et l’éclectisme de mon hôtesse…

 

Second matin. J’ai bien failli caler mon rythme sur celui de nos amis les loirs. Je  cours au four à tabac rattraper le programme… Séchage. Puis découpe de la citronnelle au grenier, les brins volent au rythme du gros hachoir – atchoum –  et le tri se fait naturellement : les brins légers sont projetés en direction une nappe posée au sol tandis que les brins lourds, formant l’excédent, tombe au pied du  hachoir.

Après-midi aux champs, cueillette de la menthe, dans les sillons de la terre moelleuse, sous le ciel menaçant… un travail silencieux et fastidieux, les filles ont le sourire…

Le soir, après le départ des stagiaires, Sophie rince patiemment à la main plusieurs mètres cubes de sauge dans la cuisine du garde-manger familial. Puis, après le souper, nous retournons au travail administratif et ensachages…

Dernier matin. Sophie est invitée en « démonstration » dans une coopérative bio. Un vendredi matin, l’heure était plutôt mal choisie, il n’y a pas foule… Toute souriante, Sophie propose un breuvage que certains goûtent, mais certains autres – les innocents – lui répondent que « ce n’est pas l’heure » esquivant la tablée de thermos, mais elle ne s’impose pas. Nous patientons en bavardant. Sophie me fait remarquer que les gens sont déconcertés avec la tisane « en vrac », elle pense ajouter sur ses sachets des croquis explicatifs : jeter des pincées dans la casserole d’eau chaude, couvrir, attendre, et  filtrer à la passoire… La simplicité doit s’enseigner parfois. Elle parle des avertis, les anciens principalement, qui recherchent la pureté d’une tisane d’ortie, de mauve ou de mélisse, tisanes tombées en désuétude. La tendance en tisanes est aux mélanges qui séduisent de prime abord, à la fois très parfumés et très colorés, mélanges créatifs qu’elle adore évidemment concocter… Elle peut satisfaire tous les goûts car elle produit maintenant une gamme complète de tisanes…

Puis j’oriente la conversation sur le rapport père/fille que je trouve très beau.

J’ai remarqué que le père surveille chaque étape de son entreprise ; à chaque moment de sa journée, il est là avec son sourire qui parle de lui-même. C’est bienveillant et stimulant. Sophie est très attachée à ses parents et la fierté du père à voir sa fille revenir à la terre et devant son esprit d’initiative, est palpable et très touchante. Une complicité pudique et essentielle.

Les parents les ont éduquées en soulignant la dureté de leurs propres métiers, et dans cette logique, ils ont donné aux filles les moyens et le goût des études … Et voilà qu’après s’être instruite, une de leurs filles revient à la terre en connaissance de cause, mais dans un domaine différent du sien qui lui semble à la fois art ancestral – les tisanes – et novateur – le développement du bio-.

Pourquoi t’es-tu engagée dans cette entreprise, Sophie ?  : «  parce que ça me fait du bien : je m’amuse et j’apprends.»

C’est si simple le bonheur…